Longtemps relégué à sa seule dimension religieuse, le pardon, notre faculté à abandonner nos rancunes et à changer notre regard sur la personne qui nous a blessé, intrigue les neuroscientifiques. Ce mécanisme neuronal prodigieux agit comme un pansement sur nos blessures émotionnelles.
Fermez les yeux et pensez à la dernière personne qui vous a fait du mal : une belle-sœur qui vous a blessé par ses critiques acides, un supérieur hiérarchique qui vous a humilié publiquement, la trahison de votre conjoint… Petites ou grandes offenses, rancunes qui cuisent et recuisent depuis des générations dans votre famille ou bien méchancetés échangées entre collègues, c’est souvent œil pour œil, dent pour dent.
Vous sentez peu à peu la brûlure du ressentiment vous envahir. Votre cœur se met à battre plus vite, votre estomac commence à s’agiter, la rage remonte à la surface et vous avez envie de crier. Maintenant, stop ! arrêtez-vous et retrouvez votre calme. Mieux : pardonnez à la personne qui vous a meurtri. La délivrance est proche…
Changer notre regardLe pardon consiste à abandonner nos rancunes et à changer notre regard sur celui ou celle qui nous a fait du mal. Un processus particulier qui intrigue les neuroscientifiques. Ce qu’ils découvrent est passionnant : loin d’être une faiblesse, il répond à un mécanisme neuronal complexe qui fait appel à la fois à nos facultés de maîtrise des émotions et d’empathie et à nos capacités cognitives, comme le montre notamment le chercheur suisse en neurosciences sociales Thomas Baumgartner. C’est pourtant une capacité méconnue.
« Nous pensons généralement que pardonner est une façon d’excuser ou d’oublier le mal fait, explique Robert Enright, un psychologue états-unien qui étudie ce sujet depuis plus de 30 ans. Nous confondons aussi souvent pardon et réconciliation, qui est une stratégie de négociation où deux personnes décident de revenir l’une vers l’autre et de se refaire confiance. Mais vous pouvez pardonner à quelqu’un en qui vous n’avez pas confiance ! En fait, le pardon se fait en trois temps : la reconnaissance du mal qui vous a été fait ; la décision de ne plus nourrir de ressentiment envers la personne qui vous a offensé ; enfin, et c’est sans doute l’étape la plus difficile, la tentative de ressentir de la compassion pour elle. » Un processus souvent long et difficile, mais salvateur.
Petite mécanique de la rancœurPour comprendre les bienfaits du pardon, il faut observer votre cerveau en pleine séance de ressassement. Un ami cher vient de vous trahir, et très vite une petite mécanique se met en marche dans votre tête. Les pensées affluent. Vous revivez la scène, amplifiez le tort causé, diabolisez le coupable. Problème : votre cerveau adore ça ! Paramétré pour la survie, il accorde beaucoup plus d’importance à tout ce qui pourrait le menacer qu’au reste. Résultat : les pensées négatives s’y accrochent, tandis que les positives y glissent…
Les mauvaises expériences sont stockées beaucoup plus rapidement dans notre mémoire que les autres. Mais à chaque fois que nous convoquons ces idées sombres, nous activons le circuit de la souffrance émotionnelle. Or, plus nous le stimulons, plus il devient puissant. Résultat : peu à peu, la réalité nous échappe, nous voilà dans le piège de la rumination, comme un rat en cage, ne pouvant pas s’empêcher d’actionner le bouton qui lui donne à boire. Sauf que le liquide qui nous abreuve est un véritable poison.
Les pensées négatives activent encore et encore les capteurs de douleur dans notre cerveau. Au bout d’un moment, la souffrance que nous ressentons n’est plus directement liée au mal que l’on nous a infligé, mais à nos propres pensées : c’est nous et nous seul que nous faisons souffrir. C’est un cercle vicieux qui nous plonge dans les affres du ressentiment. Et qui nous fait du mal, vraiment. De nombreuses études ont ainsi montré que celui-ci altérait la santé cardio-vasculaire, appauvrissait la qualité du sommeil, stimulait la production d’hormones du stress, dont le cortisol. Des conséquences physiques associées dans le temps avec le développement de dépression.
Se mettre à la place de l’autreMais nous pouvons aussi réagir différemment ! Nous pouvons nous dire que notre ami rencontrait des problèmes, qu’il n’avait pas toute sa tête à ce moment-là… Nous pouvons nous remémorer ses qualités ou les bons moments vécus. Et décider de passer l’éponge. Lorsque nous abandonnons notre rancune, notre petit rongeur intérieur sort de sa cage mentale, et nous expérimentons le soulagement.
Ce qui se passe alors exactement dans le cerveau reste encore un peu mystérieux. Des chercheurs de l’université de Pise, en Italie, ont ainsi étudié par imagerie à résonance magnétique (IRM) les cerveaux de 10 volontaires en situation de pardon. Résultat, lorsque nous pardonnons, nous mettons en branle un système très complexe : nous stimulons le cortex préfrontal dorsolatéral, une zone qui régule les émotions mais aussi le cortex inféropariétal et le précuneus, deux régions liées à l’empathie et à notre capacité à nous mettre à la place de l’autre.
En faisant cela, nous réévaluons l’événement traumatisant en des termes plus positifs, ou, en tout cas, moins négatifs, et nous faisons un effort pour nous mettre à la place de la personne qui nous a fait du mal. Le pardon fait ainsi appel aux fonctions les plus évoluées du cerveau : les zones concernées sont en effet chargées de ce que les scientifiques nomment la « théorie de l’esprit », soit notre capacité à imaginer les pensées de l’autre. C’est grâce à cette faculté que nous sommes capables de pardonner plus facilement si la personne n’a pas « fait exprès », dans le cas d’un accident, par exemple. Ou, au contraire, de condamner la seule intention de faire du mal, même si celle-ci n’a pas été suivie d’effet…
Une capacité que l’humain a sans doute développée au cours de son évolution. Pour Michael McCullough, un chercheur états-unien en psychologie, le pardon ferait partie d’une stratégie double de survie mise progressivement en place par nos ancêtres. Ce serait le tandem vengeance/pardon qui aurait permis à ces derniers de survivre en groupe. Ils auraient compris que pour maintenir les membres d’un clan ensemble et ainsi pouvoir mener à bien des projets collectifs, chasse ou conquête, il fallait savoir punir les contrevenants tout en passant l’éponge de temps en temps.
Pansement émotionnelPeu à peu, le pardon est devenu une faculté mentale. Le cerveau aurait ainsi mis au point une sorte de cicatrisation émotionnelle, à la manière de ce qui se passe pour la peau en cas de plaie. « C’est un processus cognitif et émotionnel qui élimine l’hostilité chronique, les ruminations et leurs effets négatifs : une stratégie positive pour surpasser une situation qui sinon constituerait une source majeure de stress d’un point de vue psychologique et neurobiologique », écrivent les chercheurs de l’université de Pise dans leur étude.
Un pansement émotionnel en quelque sorte, qui nous permettrait de ne pas nous autodétruire par le stress du ressentiment. Et dont les effets rejaillissent sur notre santé. De nombreux scientifiques dessinent aujourd’hui un lien clair entre pardon et santé sur le long terme. Une étude menée en 2007 par Robert Enright a ainsi montré que les personnes souffrant de maladies coronariennes pouvaient voir leur état s’améliorer après avoir suivi une thérapie spéciale. D’autres chercheurs évoquent un meilleur système immunitaire ou une tension plus saine.
Résultat de l’évolution, nous accordons plus facilement notre pardon à certaines personnes qu’à d’autres. Lesquelles ? Celles qui font partie de notre groupe ! C’est ce qu’a découvert le chercheur suisse Thomas Baumgartner, qui a rassemblé les membres de deux groupes existants, les supporteurs d’un club de foot et les adhérents d’un parti politique, auxquels il a proposé de jouer ensemble à une version soft du « dilemme du prisonnier », un test psychologique célèbre (deux complices d’un crime sont emprisonnés dans deux cellules différentes sans pouvoir communiquer. Si l’un dénonce l’autre, il sera libéré. Si les deux se dénoncent, ils partagent la peine. S’ils se taisent tous les deux et restent solidaires, ils n’auront qu’une peine légère). Puis les participants ont été jugés par un membre de l’un ou l’autre groupe. Sans surprise, les supporteurs du club de foot ont généralement puni plus durement les membres du parti politique qui n’avaient pas coopéré avec les leurs que les « traîtres » issus de leur propre groupe. Et vice versa.
Seules quelques personnes se sont montrées impartiales, capables donc de pardonner même aux membres de l’autre clan. Une particularité liée… à la biologie ! Nous sommes ainsi plus ou moins capables de pardonner, selon la densité en matière grise et blanche des zones de notre cerveau chargées de la théorie de l’esprit. « Nous avons montré dans cette étude que plus ils avaient de matière grise et blanche dans cette zone, moins les volontaires punissaient durement les membres de l’autre groupe, explique Thomas Baumgartner. Donc, plus ces personnes étaient capables de pardon. »
Le pardon, ça s’apprend !Certaines personnes enclencheront donc le processus du pardon spontanément. D’autres ne le feront pas aussi facilement. Mais rien n’est perdu car on peut aussi apprendre à pardonner ! C’est la conviction de Thomas Baumgartner et de Robert Enright. « Aussi étonnant que cela puisse paraître, explique Robert Enright, il est possible de décider de pardonner, un peu comme on décide de s’abonner à un club de sport, car le pardon nécessite de la volonté mais aussi beaucoup de travail. » Le chercheur a ainsi mis au point une méthode à suivre pas à pas, le process model of forgiveness (« modèle de processus du pardon »), qui décompose les étapes du pardon et amène à stimuler les zones cérébrales en jeu.
Pas de baguette magique : pardonner est un processus intime qui peut prendre du temps, suivant la gravité du mal accompli. Robert Enright a ainsi mené ce travail avec des victimes d’inceste. « Nous les avons accompagnées tout au long de ce cheminement pendant 14 mois à raison d’une heure de thérapie par semaine, jusqu’à ce qu’elles aient pardonné à celui qui les avait agressées, affirme Robert Enright. Dans nos sessions, aucune personne ayant fait le choix de pardonner n’a abandonné en disant que c’était impossible ou qu’elle n’y arriverait jamais. »
Il existe ainsi de nombreux témoignages de personnes ayant vécu des traumatismes graves et qui, pourtant, ont fini par pardonner. C’est le cas, par exemple, de Ginn Fourie, une Sud-Africaine dont la fille Lyndi-Ann, 23 ans, a été tuée en 1993 lors de l’attaque d’un pub au Cap par l’Armée de libération du peuple azanien (Azanian People’s Liberation Army, Apla), mouvement issu d’une scission de l’ANC (le Congrès national africain, l’organisation de Nelson Mandela). L’attaque faisait figure de représailles après la mort de cinq écoliers noirs, tués par les forces de défense sud-africaines un mois plus tôt.
Avant ce drame, Ginn Fourie n’avait rien d’extraordinaire : elle avait les mêmes préjugés que la plupart des Sud-Africains blancs vis-à-vis des Noirs. Pourtant, lors de leurs procès, Ginn Fourie a pardonné publiquement aux meurtriers de sa fille. À Brian Madasi, celui qui a tiré, mais aussi à Letlapa Mphahlele, le leader de l’Apla, qui avait ordonné l’attaque. Depuis, elle milite à ses côtés partout dans le monde pour prouver les bienfaits du pardon. « C’est un processus à l’issue duquel vous prenez la décision de principe d’abandonner votre droit légitime à la vengeance, dit-elle lors de ses conférences. Cela signifie abandonner la colère et la haine. J’en étais incapable au début : je ne pouvais pas influer sur mes émotions, mais je pouvais agir sur ma raison. Et une fois que j’ai pris la décision de pardonner, les émotions ont suivi. » Cela vaut le coup d’essayer, le pardon ne nous libère pas seulement de la prison du ressentiment, il booste aussi les émotions positives comme la compassion, l’espoir, l’empathie. Et nous rend plus heureux !
Développez votre matière grise par la méditation« Nous savons aujourd’hui que les personnes ayant une densité de matière grise importante dans la zone du cortex chargée de ce qu’on appelle le “système de mentalisation” ou la “théorie de l’esprit”, soit notre capacité à imaginer les pensées de l’autre, sont celles qui ont le plus de facilité à pardonner. Mais rien n’est perdu car le cerveau est très plastique. Si vous voulez vous engager sur la voie du pardon, vous pouvez entraîner votre système de mentalisation et vos capacités d’empathie. Comment faire ? Il existe de nombreuses techniques d’entraînement cérébral. L’une des plus efficaces est la méditation. Celle-ci compte plusieurs techniques qui ont un impact important sur le fonctionnement et la structure du cerveau en augmentant la densité de matière grise dans ces régions cérébrales. »
Thomas Baumgartner, neuroscientifique (chercheur à l’université de Bern, spécialiste des neurosciences affectives et sociales).
Nos sources
Sur la cicatrisation émotionnelle
« How the brain heals emotional wounds: the functional neuroanatomy of forgiveness. »
« Intervention studies on forgiveness: A meta-analysis ». Baskin, T.W., & Enright, R. D. (2004). Journal of Counseling and Development, 82, 79-90.
Sur les fondements biologiques de notre capacité à pardonner
« Brain structural bases of Tendency to Forgive: evidence from a young adults sample using voxel-based morphometry. »
« Impartiality in humans is predicted by brain structure of dorsomedial prefrontal cortex. »
Sur le pardon dans l’évolution
« The Neural Systems of Forgiveness: An evolutionary psychological perspective. »
Beyond Revenge, The Evolution of The Forgiveness Instinct, Michael E. McCullough (Miami, Florida).
Cet article a été initialement publié dans le numéro de Sens & Santé d'hiver 2019.
© Article de Anne Guion,
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Mots clés : pardon, émotions, étapes
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