Vie émotionnelle et transformation du mondeReprenant sans le savoir une habitude de pensée de la culture occidentale, les sciences humaines et sociales contemporaines tendent en majorité à proposer une vision séparée, sinon opposée de la vie émotionnelle des sujets et de leurs actions sur le monde.
Les disciplines académiques par exemple se sont constituées d’une part en disciplines cliniques ou de la subjectivité, d’autre part en disciplines de l’activité (Rochex, 1995) ou du comportement, notamment cognitif. Ces disciplines tantôt s’ignorent, tantôt s’épuisent en vaines querelles de territoire ou en exercice d’apparente complémentarité, sans s’interroger sur l’obstinante familiarité de ce qui fait leur cadre commun de pensée.
Dans les échanges de la vie quotidienne, la vie émotionnelle est également souvent considérée comme susceptible d’entraver les dynamiques d’activité des sujets et de compromettre les résultats de leurs actions. Invitation est faite notamment, sinon injonction, à gérer ses émotions.
Dans tous les cas, la terminologie en usage pour décrire la vie affective/émotionnelle se révèle relativement confuse, et mêle par exemple dans un même ensemble indistinct affects, émotions et sentiments.
Le présent texte a comme objectif de contribuer à une architecture conceptuelle mettant en relation ces outils de pensée/de discours, et ce faisant de proposer des différenciations au sein de ces terminologies-en-acte. Il avance en particulier trois configurations de pensée susceptibles plus largement de permettre d’approcher les rapports entre constructions des activités et constructions des sujets : les liens entre affects et activité, entre émotions et actions, entre sentiments et actions sur soi.
Affects et activités 1. L’activité survient.
L’activité peut être définie comme le processus de perception/transformation du monde et de perception/transformation de soi transformant le monde, dans lequel et par lequel est engagé un être vivant dans ses rapports avec son environnement (Barbier, 2017).
L’activité survient : nous ne pouvons pas ne pas agir. Elle ne donne pas forcément lieu à intention. C’est une reconstruction : elle est à la fois ce que les sujets font au monde, ce que le monde fait aux sujets, et ce que les sujets se font en faisant.
2. Les affects sont des transformations de tendances d’activité.
Spinoza les définit comme ce par quoi la puissance d’agir est augmentée ou diminuée.
3. Les affects ne sont pas des états, mais des variations ; plus précisément, des variations conjointes des sujets et de leurs activités.
Ce sont des transformations des « tendances d’activité » des sujets : ce que nous avons l’habitude de désigner par exemple en termes d’envies de faire, de goûts, de dégoûts, de répulsions. Ces transformations sont continues : elles sont quelquefois décrites en termes de flux, de cours.
Les affects sont des transformations d’une pulsion initiale d’activité.
Pour le philosophe Fichte, « prise objectivement, l’activité c’est pulsion » (Trieb, Fichte (1798), notamment pulsion de préservation, de maintien de soi en vie.
Pas d’affect sans mouvements du corps : ces mouvements ne sont pas l’expression de l’affect, ils sont l’affect même. Vivre différentes activités produit chez les sujets à la fois différentes habitudes d’activités et différentes tendances d’activités. Pour D.Wildlöcher, différenciation des activités et différenciation des affects vont de pair.
Il convient de distinguer tendances d’activités des sujets et engagement effectif dans ces activités, ce qui laisse place aux conflits et dilemmes d’activités.
4. Affects et activité sont une même réalité.
L’activité est rythmée et régulée par les affects qu’elle génère en son sein et qui la génèrent/régénèrent.
Être affecté pour un sujet, c’est rendre possible la transformation de son activité. Transformations des affects et transformations des activités sont des transformations conjointes. C’est dans le même temps que l’activité transforme le monde, se transforme et transforme les sujets transformant le monde. Non seulement nous ne pouvons pas ne pas agir, mais nous ne pouvons pas non plus ne pas être affectés.
L’activité en tant que perception du monde et de soi percevant et transformant le monde permet de rendre compte des éprouvés de plaisir et de souffrance des sujets en activité :les éprouvés sont des perceptions par les sujets en activité de leurs affects.
Émotions et actions 1. Les actions sont des unités pour les sujets qui y sont engagés.
Les actions peuvent être définies comme des organisations singulières d’activités ordonnées autour d’une transformation du monde présentant une unité de fonction, une unité de sens et/ou de signification pour les sujets qui y sont engagés et leurs partenaires (Barbier, 2017). Cette unité peut être désignée en termes d’intention si l’on admet que beaucoup d’intentions ne sont ni conscientes, ni déclarées, mais en-acte.
2. Les émotions sont des moments de suspension de l’activité et de transformation des constructions de sens que les sujets opèrent autour d’elle.
Les émotions sont des ruptures/suspensions de l’activité en cours et des transformations conjointes des constructions de sens que des sujets opèrent autour de leur propre activité.
Elles surviennent lorsque les sujets se trouvent contraints à renoncer à (ou à suspendre) leurs habitudes d’activité. Comme le décrit Sartre : « toutes les voies sont barrées, il faut pourtant agir ».
L’émotion est un événement.
Elles sont individuelles et/ou partagées ; elles affectent les sujets de façon globale, quels que soient les domaines où sont apparus la rupture ou le différentiel. Elles sont vécues par les sujets comme des tensions, génératrices au sens étymologique du terme (ex-movere), de nouvelles activités.
Elles impliquent, à partir de cette rupture ou de cette suspension, le développement d’une activité du sujet à partir, sur et pour sa propre activité, qu’il enchâsse dans l’activité : soit une activité de refoulement, soit à l’inverse le développement d’une boucle d’activité mentale ayant pour objet le rapport sujet/activité/situation. La conjonction tensions/activité mentale peut prendre par exemple la forme d’une surprise, d’un étonnement (Thievenaz), d’un inattendu, d’une préoccupation, d’une inquiétude, d’une indétermination, éventuellement d’une sidération. Dans tous les cas, il s’agit de réactions.
Étymologiquement, émotion veut dire « mouvement » et « hors de ». Les émotions sont des moments d’intense activité du sujet : elles sont inductrices d’une grande diversité d’activités nouvelles, orientées de fait vers la résolution de ces tensions.
Lorsque les émotions donnent lieu au développement d’une action de pensée à partir, sur et pour sa propre activité, que le sujet s’adresse à lui-même, on peut parler d’élaboration d’expérience. L’élaboration d’expérience participe à la construction/reconstruction du moi, c’est-à-dire au processus continu de représentation par soi des contours de soi en activité.
3. Les émotions peuvent ouvrir de nouvelles actions.
La boucle d’action mentale que le sujet développe à partir, sur et pour sa propre activité est une action de reconstruction de sens.
John Dewey parle par exemple d’"enquête" lorsqu’il veut décrire le passage d’une situation d’indétermination à « une situation si déterminée en ses distinctions et relations constitutives qu’elle convertit les éléments de la situation originelle en un tout unifié ».
Ces reconstructions de sens sont autant de manières de « voir les choses autrement », aussi bien « ce qui est présent » dans la situation que « ce qu’il y a à y faire ».
L’émotion introduit ainsi un processus de révision (Livet P., « Encyclopédie d’analyse des activités ») qui permet la conception de nouvelles actions.
Les émotions peuvent ainsi ouvrir de nouvelles actions. Elles participent à la construction/renouvellement par et pour les sujets de leurs organisations d’activités et des constructions de sens qui leur sont relatives.
Sentiments et action sur soi 1. Les actions sur soi sont les actions ordonnées autour des transformations des sujets par eux-mêmes.
Elles supposent l’exercice d’une activité de conscience, de reconnaissance de soi par soi. La conscience est une activité mentale qui fait le lien entre la représentation qu’un sujet se fait de lui-même et la représentation qu’il se fait de son activité.
Elles supposent aussi une situation de communication. La communication est une situation d’interaction entre sujets, d’offre réciproque de signification, et de (re)construction de sens. La situation de communication introduit un couplage d’activités entre reconnaissance personnelle et reconnaissance sociale : elle introduit les distinctions entre représentations et images, entre identité pour soi et pour autrui, entre auto-adressage et hétéro-adressage, comme on le voit dans le cas des concepts de la microsociologie, par exemple avec la notion de face (Goffmann).
2. Les sentiments sont des transformations des rapports entre reconnaissances personnelles et reconnaissances sociales.
Les sentiments se distinguent par un rattachement à des ensembles connus et partagés. Ils font l’objet de représentations et de discours ; ils ont un caractère plus durable et moins singulier que les affects ou les émotions. Pour le psychosociologue Max Pagès (1986) le « critère distinctif (du sentiment) est son association à un discours intérieur qui nomme et l’objet et la nature de la relation (( … )) le sentiment se construit dans la durée et lie les personnes ». C’est l’expression et la communication des sentiments qui sont singulières. Le « je » en tant qu’ affirmation de la singularité suppose une inscription sociale.
Les sentiments sont des transformations des rapports entre reconnaissances personnelles et reconnaissances sociales. La mise en relation, effectuée par le sujet et enchâssée dans l’activité, de nouvelles représentations/images de soi par soi-même/par autrui peut faire apparaître des situations de concordance, de discordance, d’homogénéité, d’hétérogénéité, de congruence. Elle produit des sentiments différenciés, éventuellement successifs : joie/tristesse, menace/sécurité, attirance/répulsion, affiliation/individuation, amitié/hostilité, amour/haine, etc. Dans la culture française, un exemple suggestif de la violence du caractère successif des sentiments est donné par Victor Hugo dans les Misérables avec le passage intitulé « Une tempête sous un crâne », ou, de façon plus contemporaine, par le film de Philippe Faucon, « Fatima ».
3. Les sentiments ouvrent des dynamiques d’affirmation du « je » et d’organisation de chemins de vie personnels.
Ces dynamiques décrivent le rapport que les sujets entretiennent à leurs transformations de soi : projection, engagement ou retrait, valeurs affirmées. Un lien direct peut être fait par exemple entre a) Dynamiques de promotion, homogénéité des affects associés au caractère positif des reconnaissances personnelle et sociale, forte motivation à l’action et sentiment d’assurance b) Dynamiques de préservation, coexistence d’affects associés à des reconnaissances personnelles positives et d’affects associés à des reconnaissances sociales négatives, motivations réactionnelles et sentiments à la fois de frustration et de fierté d’appartenance c) Dynamiques de restauration, homogénéité d’affects associés à des reconnaissances sociales et personnelles négatives, motivation réactionnelle et sentiment de revanche d) Dynamiques de réservation, hétérogénéité des affects associés à des reconnaissances personnelles et sociales disparates, motivations successives et sentiments contradictoires e) Dynamiques d’individuation, hétérogénéité des affects associés à des reconnaissances personnelles et sociales, motivation réactionnelle centripète, excitation de sentiments de satisfaction et d’insatisfaction, sentiment d’assurance (De quelques liens entre action, affects et transformation de soi in : Barbier J-M., Galatanu O. (1998)).
Affects, émotions, sentiments : quels points communs ? 1. Affects, émotions et sentiments ont plusieurs caractères communs :
Ils émergent : les conditions épistémologiques de leur approche ne sont probablement pas différentes des conditions épistémologiques plus généralement requises dans l’approche de la vie.
Ce sont des transformations : leur approche en termes d’état n’est que la conséquence d’un paradigme de pensée distinguant sur le plan temporel connaissance du monde et intervention sur le monde.
Ils ne sont pas organisés par les sujets en hiérarchies : ils s’investissent mutuellement dans le développement de l’activité humaine, et des boucles d’actions et d’actions sur soi à laquelle celle-ci donne lieu.
Ils rythment et régulent l’activité humaine dont ils ne constituent que des composantes.
2. Ce qui est séparé par l’analyse externe ne l’est pas forcément par les sujets dans leur activité.
La mise en mots par les sujets de leur vie émotionnelle peut toutefois contribuer à l’affirmation de leur « je » et/ou de leur« nous ».
La vie émotionnelle se nourrit des affects, émotions et sentiments relatifs aux rapports personnels et sociaux que les sujets humains entretiennent entre eux dans leurs activités. Ces rapports peuvent s’analyser en termes de pouvoir et de déclenchement réciproque d’activités.
L’identification, l’analyse et l’interprétation de ces rapports par les sujets eux-mêmes peuvent dès lors être un outil puissant de transformation personnelle et sociale de ces rapports et de ces sujets.
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Mots clés : affects,émotions,sentiments,psychologie
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